Entretien avec Laurent Fabius, publié le 26 octobre 2008 dans le quotidien
espagnol Pùblico
Comment évaluez-vous le plan concerté contre la crise financière et les faillites bancaires décidé par l'Eurogroupe le 12 octobre dernier lors du sommet de Paris ?
La bonne nouvelle, c'est que les Européens ont décidé d'agir ensemble. Nous sommes face, non pas à une seule crise, de nature financière, mais à deux fois trois crises : une première triple crise mondiale, européenne et nationale ; une deuxième triple crise, de nature financière, économique et sociale. Il est urgent de traiter la crise économique. Sinon, elle relancera la crise financière et débouchera sur une grave crise sociale. Il est illusoire de penser que l'efficacité peut venir de réponses isolées. L'absence de véritable pilotage économique au sein de l'Union européenne, l'absence de capacité directe d'emprunt pour investir, d'harmonisation fiscale et sociale se fait cruellement sentir. Mais, quelles que soient ses faiblesses, nous devons miser sur l'Europe.
La volonté de renforcer les procédures d'échange d'informations entre d'une part les gouvernements européens, d'autre part la présidence en exercice de l'Union, la Commission, la Banque centrale européenne et l'Eurogroupe est indispensable. N'oublions pas le Parlement et les eurodéputés ! Elus au suffrage universel des citoyens européens, ils sont pourtant tenus malheureusement à l'écart de la plupart des grandes décisions.
Il reste qu'au-delà du plan de refinancement des banques destiné à parer la crise de liquidité, l'action n'est pas encore au niveau requis. Ce qui se produit, ce n'est pas un simple accident conjoncturel, un peu plus rude que les précédents, mais une crise profonde du capitalisme financier. La crise financière de 2008, c'est la grande crise de l’argent fou, la crise de l'exigence de rentabilité maximale à court terme. Le principe des subprimes, prêts sans garanties ni limites à des clients peu solvables, la "titrisation" des créances qui a permis aux banques de contourner les règles prudentielles et de spéculer sans contrôle, l'absence de surveillance des agences de notation, le manque de réaction face aux paradis fiscaux - toutes ces dérives imposent une conclusion : il ne faut pas seulement moraliser le système, il faut le transformer !
La crise de 2008, c'est l'épuisement de trois décennies d'idéologie néo-libérale, théorisée par les économistes de l'école de Chicago, engagée par Margaret Thatcher puis Ronald Reagan, amplifiée par les gouvernements libéraux qui se sont succédé aux Etats-Unis, en Europe, au Japon, mais aussi dans certains pays émergents. En 1989, le Mur de Berlin est tombé ; vingt ans plus tard, le mur de l'argent fou est - un peu - ébranlé. C'est à la gauche de proposer un autre modèle économique, social, écologique.
On a l'impression que les Gouvernements ont capitulé face à la menace ouverte des "marchés". Les Etats et leurs budgets vont servir à garantir la banque privée et leurs opérations, au moyen d'une panoplie d'actions...
Il était nécessaire de prendre des mesures d'urgence pour assurer la liquidité des manques, veiller à la continuité du crédit, garantir les dépôts et rétablir la confiance interbancaire, mais les Etats et les institutions internationales ne peuvent pas se contenter de jouer les pompiers. Si nous ne réformons pas le système, les mêmes causes produiront les mêmes effets, les crises continueront à se succéder dans les années qui viennent, toujours plus rapprochées et graves. A cet égard, les mesures annoncées ne me paraissent pas adossées à des obligations suffisantes pour les organismes financiers. Et il manque - ce qui est essentiel - l'essentiel du volet économique et tout le volet social.
Entre nous, et entre parenthèse... Je vous trouve là “un peu pensée unique” par rapport à votre position lors de la campagne du referendum sur le projet de Constitution de l'UE. Est-ce à cause de la période pre-congrès du PS, ou est-ce parce que, vous aussi, vous craignez que l'on aille vers une période
d'extrème tension sociale ?
Je ne suis pas "pensée unique". Je constate au contraire que ce que j'ai dit depuis des années sur la domination dangereuse de la finance, sur la nécessité d'éviter une vision dogmatique de la concurrance, sur l'impotance pour la BCE de s'occuper de l'emploi et pas seulement de l'inflation, etc...tout cela est aujourd'hui reconnu par ceux qui disaient le contraire hier. J'espère que ce n'est pas seulement un discours, mais que cela se traduira dans les faits.
Alors que la déclaration de Paris est relativement précise quant aux apports des Etats à la banque privée, les obligations de celle-ci avec l'économie réelle restent vagues. La déclaration dit simplement que les Gouvernements "pourront imposer des conditions aux bénéficiaires de ces dispositifs, y inclus des compromis de financiation de l'économie réelle". Cela vous semble suffisant ?
Non. La finance a bien sûr son utilité mais elle doit être au service de l'économie et de la société, de la croissance et de l'emploi, du progrès technologique et humain. La priorité, aujourd'hui, c'est de réadosser la finance à l'économie.
Autre problème : quelles sont ces conditions que la déclaration de Paris évoque comme des possibilités, des hypothèses ? Je n'en vois pas trace. Les contreparties imposées aux banques sont vagues ! Quid du renforcement des règles prudentielles? Quid des opérations menées dans des paradis fiscaux ?
Quid de l'efficacité des crédits ? Quid des avantages des dirigeants d'exécutifs ? Le flou est dangereux.
Il était question de "moraliser le capitalisme financier". Les désisions de l'Eurogroupe déclinées dans chaque pays ressemblent assez à un blanc-seing, non ?
C'est probablement ainsi que le perçoivent nos concitoyens. Ces derniers jours, j'en ai entendu beaucoup dire : "des centaines de milliards d'euros ont été trouvés en un week-end pour sauver des banques et on nous dit que les caisses sont vides quand il s'agit d'augmenter les salaires, d'investir dans l'école ou l'hôpital, de lutter contre la famine ou le réchauffement climatique".
Ce n'est pas seulement un plan de sauvetage des banques qu'il nous faut, c'est un plan de sauvegarde de l'emploi et de la planète. Lors du sommet de l'Eurogroupe à Paris, on a évoqué le naufrage financier généralisé. Mais pourquoi n'a-t-on pas parlé d'économie ? La récession, ce n'est pas pour dans six mois ou un ans, elle est là ! Elle ne va s'arrêter pas s'arrêter en quelques semaines !
C'est un ambitieux plan de soutien économique dont l'Europe a besoin. J'ai moi-même proposé un plan européen massif d’investissements utiles : investissements dans les économies d’énergie et les sources nouvelles d’énergie notamment pour le logement, ce qui permettrait de soutenir le bâtiment et l'activité ; dans les grands équipements de recherche et les technologies nouvelles pour soutenir l’innovation ; dans les transports au service de l’écodéveloppement. C'est là que se trouvent les réponses viables et durables. Hélas, les dirigeants actuels refusent cet indispensable soutien.
Est-il possible un tel plan de relance et d'ecodeveloppement avec les outils institutionnels actuels, avel l'UE, la spirale d'endettement public et bénéfices privés?
Il est vrai que les outils actuels sont insuffisants. Mais nous pourrions passer par la Banque Européenne d'Investissement, qui a une signature excellente sur les marchés. Quand je répétais qu'il était absurde que l'Union Européenne, comme telle, n'avait pas le droit d'emprunter, on ne m'entendait pas : désormais cela semble une évidence ! Dans l'immédiat nous pouvons avoir recours à la BEI.
A votre avis, à combien pourrait s'élever l'addition finale pour le contribuable ?
Cela dépend beaucoup de la durée et de l'issue de ces crises. Le coût pour les finances publiques des Etats sera probablement considérable. En France, plus de 300 milliards d'euros vont être débloqués. On peut prétendre, comme le font les autorités dans leur inimitable langage, qu'il s'agit d'"intermédiation financière", mais c'est bien le contribuable qui supportera tôt ou tard le coût. Là où la levée de fonds se fera par l'emprunt, ce coût sera reporté.
Il y a aussi un un coût indirect. L'impact de la crise financière sera massif sur la situation économique. Les contribuables et les salariés en subiront les conséquences : hausse du chômage, dégradation des comptes publics, compression salariale, baisse du pouvoir d'achat. A l'heure où nous parlons, une estimation chiffrée est difficile, mais la crise bancaire va coûter cher à l'économie réelle, autrement dit à nos entreprises, nos salariés, nos territoires. C'est pourquoi il faut agir vite, fortement et d'une façon coordonnée.
En avril dernier, Dominique Strauss-Kahn estimait qu'environ mille milliards de dollars allaient s'évaporer dans cette crise. Ensuite, le FMI a dit 1.400 milliards. Puis JP Morgan a parlé de 1.700 milliards. Or, d'après Hervé de Carmoy (Commission Trilatérale Europe), c'etaient 1.000.000.000.000.000 (un million de milliards) de dollars qui étaient engagés dans des derivés financiers toxiques en décembre 2007. Pour un profane, l'équation semble faisable : il suffirait de prélever entre 0,001% ou 0,002% dans les actifs pourris, pour l'injecter dans un système bancaire sain et productif, et l'on sortirait gagnants de la crise. Pourquoi n'est-ce pas possible ?
La proposition que vous formulez suppose deux avancées : la mise en place d'un système bancaire totalement sain et productif et la participation des responsables de la crise à la réparation des dégâts. On ne peut pas indéfiniment socialiser les pertes et privatiser les profits. Sur ce sujet comme sur d'autres, la solution réside dans la volonté politique et la coordination des actions. L'Europe a besoin, non pas de gesticulations médiatiques, mais de responsables sérieux, qui diagnostiquent juste et qui agissent fort et ensemble.
Nicolas Sarkozy tout simplement s'agite ou agit-il?
Il agit, du moins dans certains domaines, surtout bancaire. Mais pas assez pour l'économie et pas du tout pour le social. Or les crises forment un tout. Mais il est vrai que plusieurs chefs de gouvernement européens restent réticents.
Diagnostiquer juste et agir fort en ensemble, cela implique aussi sortir d'une forme de pensée unique un peu convenue. . Est-il possible pour la gauche européenne, oui ou non, de terminer avec ce cycle vicieux d'une finance vorace avec les pauvres, inutile au monde du travail , desservant la cause du progrès et qui, en plus, lorsque elle risque de s'écrouler, réclame et obtient de l'argent des mêmes contribuables qu'elle a appauvri? Avec quel projet ? Pouvez-vous l'enoncer?
C'est toute l'ambition de la gauche que vous évoquez là. La crise est cruelle, mais elle peut, elle doit être l'occasion d'une prise de conscience pour que la gauche économique, sociale, écologique retrouve ses "fondamentaux".
Les socialistes européens et, au dela, la gauche, n'est-elle pas en train de rater une occasion historique de se redefinir comme alliée des gens modestes, avec un message fort. Au G4 qui a précedé le G15, je me suis trouvé á un demi metre de Berlusconi gueulant “je garantis l'epargne des citoyens honetes”, et “nous allons mettre de la morale dans la finance, par la force s'il le faut”. Je vous jure: C'était dur à tenir. D'ailleurs juste après il a lâché sa célèbre phrase sur ses performances au lit. Machisme, populisme bancaire, aires de Conducatore... Une espèce de SuperSarko puissance dix... Face à cela, je ne vois pas, à gauche, quelqu'un capable de fédérer les classes modestes européennes.
Il faut, bien sûr, un chef d'équipe, un leader, mais il faut d'abord jouer collectif, avec les partis de gauche, les syndicats, les mouvements de progrès. La gauche doit retrouver sa vocation de défense des couches populaires et des couches moyennes. Elle doit rejeter les dérives néo-libérales auxquelles elle a parfois cédé
Ne trouvez-vous pas que cette crise sert à une regression majeure du débat public ? Personne –si je vous comprends bien, même pas vous-- ne met sur la table la possibilité de prelever sur les flux toxiques. Personne ne met sur la table la possibilité de condonner la dette du pourtant pauvre Conseil Général du 9-3. Personne ne met sur la table la possiblité de trouver un toit aux working poors américains et européens, alors que l'on trouve des milliards pour la même banque qui nous méne droit au mur...
Vous êtes trop affirmatif ! Bien sûr que nous proposons, que je propose des mesures qui rompent avec les pratiques actuelles : sur le plan financier, fiscal et social
Il y a-t-il quelque chose, dans le Traité de Lisbonne, qui arme l'UE pour combattre la crise économique et sociale ?
Je n'ai pas changé d'avis : nous avons besoin d'une Europe des projets bien plus que de continuer à nous diviser sur les institutions. La crise rend encore plus nécessaire une Europe vraiment sociale, démocratique, écologique. Et une Europe différenciée, où les Etats membres qui veulent avancer plus vite puissent le faire. Nous en sommes loin !
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